L’union libre, choix de vie partagé par de nombreux couples en France, soulève des interrogations juridiques spécifiques lorsqu’un des partenaires est placé sous curatelle. Cette mesure de protection, destinée aux personnes dont les facultés sont altérées mais qui conservent une certaine autonomie, crée un cadre particulier pour la vie affective et patrimoniale. Entre protection nécessaire et respect des libertés individuelles, le droit français tente d’établir un équilibre délicat. Quels sont les droits du majeur protégé qui souhaite vivre en concubinage? Comment s’articulent les pouvoirs du curateur avec la liberté de choix du majeur? Quelles précautions prendre pour sécuriser cette union? Ces questions méritent un examen approfondi à la lumière des évolutions législatives et jurisprudentielles récentes.
Le statut juridique du majeur sous curatelle: droits personnels et vie affective
Le majeur sous curatelle bénéficie d’un régime de protection qui, contrairement à la tutelle, préserve une large part de son autonomie. La loi du 5 mars 2007, renforcée par celle du 23 mars 2019, a considérablement modifié l’approche des droits personnels des personnes protégées, en consacrant le principe d’autonomie dans les actes strictement personnels.
L’article 459 du Code civil pose un principe fondamental: « La personne protégée prend seule les décisions relatives à sa personne dans la mesure où son état le permet ». Cette disposition reconnaît explicitement au majeur sous curatelle le droit de décider librement de sa vie affective et sexuelle, y compris le choix de vivre en union libre.
Le droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, s’applique pleinement aux personnes protégées. La Cour européenne des droits de l’Homme a d’ailleurs condamné à plusieurs reprises des ingérences disproportionnées dans la vie affective des personnes vulnérables.
L’autonomie décisionnelle en matière affective
Dans une décision marquante du 2 décembre 2015, la Cour de cassation a rappelé que « le choix du lieu de résidence et des relations personnelles relève des droits strictement personnels de la personne protégée ». Cette jurisprudence confirme que le curateur ne peut s’opposer au choix du majeur protégé de vivre en concubinage.
Néanmoins, cette autonomie n’est pas absolue. Si les facultés de la personne sont gravement altérées, le juge des contentieux de la protection peut autoriser le curateur à l’assister dans certaines décisions personnelles. Cette intervention reste exceptionnelle et doit être justifiée par des risques avérés pour la santé ou la sécurité du majeur.
- Le majeur sous curatelle choisit librement son lieu de vie
- Il décide seul de ses relations affectives
- L’intervention du curateur dans ces domaines doit rester l’exception
La question du discernement demeure centrale. Si le majeur protégé est en mesure de comprendre la nature et les conséquences de sa décision de vivre en couple, cette décision relève de sa seule volonté. Le médecin traitant ou un médecin expert peut être sollicité pour évaluer cette capacité de discernement en cas de doute.
La jurisprudence tend à privilégier une interprétation favorable à l’autonomie. Ainsi, dans un arrêt du 20 avril 2017, la Cour d’appel de Paris a reconnu qu’un majeur sous curatelle pouvait valablement décider de quitter le domicile familial pour s’installer avec son compagnon, malgré l’opposition de sa famille et les inquiétudes du curateur.
Les implications patrimoniales du concubinage pour le majeur protégé
Si la dimension personnelle du concubinage relève largement de l’autonomie du majeur sous curatelle, la dimension patrimoniale soulève des questions juridiques complexes. Le concubinage, défini par l’article 515-8 du Code civil comme une « union de fait, caractérisée par une vie commune présentant un caractère de stabilité et de continuité », n’emporte pas d’effets juridiques automatiques comparables au mariage ou au PACS.
Pour le majeur sous curatelle, cette situation présente des avantages et des inconvénients. D’un côté, l’absence de régime patrimonial préétabli préserve l’indépendance financière. De l’autre, cette absence de cadre peut générer des situations d’insécurité juridique.
La gestion des biens et l’assistance du curateur
Le majeur sous curatelle conserve le droit d’administrer ses biens, mais il doit être assisté de son curateur pour les actes de disposition (vente d’un bien immobilier, placement financier important, etc.). Cette règle s’applique indépendamment de la situation de concubinage.
Dans la vie quotidienne, plusieurs situations méritent attention:
- L’acquisition de biens en commun nécessite l’assistance du curateur pour la part du majeur protégé
- La contribution aux charges du ménage doit être proportionnée aux ressources
- Les comptes bancaires restent séparés, sauf convention spécifique approuvée par le curateur
La Cour de cassation, dans un arrêt du 12 janvier 2011, a précisé que le curateur ne peut s’opposer systématiquement aux dépenses courantes du majeur protégé liées à sa vie commune, dès lors qu’elles restent raisonnables et conformes à ses ressources.
La question de l’indivision mérite une attention particulière. Lorsque les concubins acquièrent des biens ensemble, ces derniers sont soumis au régime de l’indivision, sauf convention contraire. Pour le majeur sous curatelle, toute convention d’indivision devra être approuvée par le curateur, voire par le juge des contentieux de la protection pour les actes importants.
La preuve de la contribution aux acquisitions communes peut s’avérer délicate en cas de séparation. Il est recommandé de conserver toutes les preuves de participation financière (relevés bancaires, factures, etc.) pour éviter les contentieux ultérieurs. Le curateur peut jouer un rôle préventif en conseillant le majeur protégé sur la conservation de ces documents.
La protection du majeur sous curatelle face aux risques du concubinage
L’union libre, si elle offre souplesse et liberté, n’en comporte pas moins des risques spécifiques pour un majeur sous curatelle. Sa vulnérabilité peut le rendre susceptible de subir des pressions ou des abus, volontaires ou non, de la part de son concubin. Le système juridique français prévoit plusieurs mécanismes de protection.
La loi du 23 mars 2019 a renforcé la protection des majeurs vulnérables contre les abus, notamment en élargissant la définition de l’abus de faiblesse (article 223-15-2 du Code pénal). Cette infraction est caractérisée lorsqu’une personne abuse de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse d’une personne particulièrement vulnérable pour la conduire à un acte ou une abstention gravement préjudiciable.
La vigilance du curateur face aux situations à risque
Le curateur a un devoir de vigilance sans pour autant s’immiscer dans la vie privée du majeur protégé. Ce rôle délicat s’exerce particulièrement dans plusieurs domaines:
- Surveillance des mouvements financiers inhabituels
- Attention aux changements soudains dans les habitudes du majeur protégé
- Vérification de l’équilibre des contributions aux charges du ménage
Le juge des contentieux de la protection peut être saisi en cas de doute sérieux sur l’influence exercée par le concubin. Dans une ordonnance du 15 septembre 2016, le Tribunal d’instance de Bordeaux a ainsi ordonné une mesure d’éloignement entre un majeur protégé et son concubin après avoir constaté des pressions financières répétées.
La question du logement mérite une attention particulière. Lorsque le majeur protégé est propriétaire du logement dans lequel vit le couple, la protection est renforcée. L’article 426 du Code civil impose des conditions strictes pour la disposition des droits relatifs au logement de la personne protégée, avec nécessité d’une autorisation du juge.
En cas de location, la situation peut s’avérer plus délicate. Si le bail est au nom du majeur protégé, le concubin ne bénéficie d’aucun droit au maintien dans les lieux en cas de rupture ou de décès. À l’inverse, si le bail est au nom du concubin, le majeur protégé se trouve dans une situation précaire. Le curateur doit être particulièrement vigilant sur ces questions.
Les signalements de maltraitance peuvent être effectués par le curateur, mais aussi par tout professionnel en contact avec le majeur protégé. La loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement a renforcé les dispositifs de signalement et de traitement des situations de maltraitance envers les personnes vulnérables.
L’anticipation des conséquences juridiques de la rupture ou du décès
L’absence de cadre légal préétabli pour le concubinage expose le majeur sous curatelle à une insécurité juridique en cas de rupture ou de décès. Cette situation mérite une attention particulière et la mise en place d’outils d’anticipation adaptés.
En cas de rupture, le concubinage ne donne droit à aucune prestation compensatoire. La jurisprudence reconnaît toutefois la possibilité d’une indemnisation fondée sur l’enrichissement sans cause (article 1303 du Code civil) lorsqu’un concubin a contribué à l’enrichissement de l’autre sans contrepartie.
Les conventions de concubinage: un outil de sécurisation
Pour sécuriser la situation du majeur protégé, la rédaction d’une convention de concubinage peut s’avérer judicieuse. Ce document contractuel permet de fixer les règles relatives à:
- La répartition des charges du ménage
- Le sort des biens acquis pendant l’union
- Les conditions d’une éventuelle séparation
Pour le majeur sous curatelle, cette convention doit être signée avec l’assistance du curateur. Dans certains cas, notamment lorsque les enjeux patrimoniaux sont importants, l’intervention d’un notaire est recommandée pour garantir la validité de l’acte et l’équilibre des droits des parties.
La Cour de cassation a confirmé la validité de ces conventions dans un arrêt du 7 juillet 2012, précisant toutefois qu’elles ne peuvent créer d’obligations contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs.
En matière successorale, la situation du concubin est particulièrement précaire. Contrairement au conjoint marié ou au partenaire pacsé, le concubin survivant n’a aucun droit dans la succession de son compagnon décédé. Pour le majeur sous curatelle, cette situation peut être partiellement corrigée par la rédaction d’un testament ou la souscription d’une assurance-vie.
Le testament permet de léguer des biens au concubin dans la limite de la quotité disponible, c’est-à-dire la part de patrimoine dont on peut disposer librement sans léser les héritiers réservataires (enfants notamment). Pour le majeur sous curatelle, le testament est un acte strictement personnel qui peut être rédigé sans l’assistance du curateur, à condition que le majeur soit en état d’exprimer sa volonté. Toutefois, la jurisprudence admet que le testament peut être annulé en cas d’insanité d’esprit au moment de sa rédaction.
L’assurance-vie constitue un outil efficace pour transmettre un capital au concubin en cas de décès, en bénéficiant d’un régime fiscal favorable. Pour le majeur sous curatelle, la désignation du bénéficiaire nécessite l’assistance du curateur, conformément à l’article 471 du Code civil qui soumet les actes de disposition à cette assistance.
Vers une meilleure reconnaissance des droits du majeur protégé en union libre
L’évolution du droit des majeurs protégés témoigne d’une prise de conscience progressive: la protection juridique ne doit pas entraver l’exercice des libertés fondamentales. Pour le majeur sous curatelle vivant en union libre, cette évolution se traduit par une reconnaissance accrue de son autonomie décisionnelle.
La Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, ratifiée par la France en 2010, a joué un rôle déterminant dans cette évolution. Son article 12 affirme le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité, tandis que l’article 23 reconnaît le droit de toutes les personnes handicapées de se marier et de fonder une famille.
Les avancées jurisprudentielles et législatives récentes
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme a contribué à cette évolution. Dans l’arrêt Chtoukatourov c. Russie du 27 mars 2008, la Cour a considéré que l’interdiction automatique faite à une personne sous tutelle de se marier constituait une atteinte disproportionnée au droit au mariage. Par extension, cette jurisprudence renforce la légitimité du choix du concubinage pour les personnes protégées.
En France, la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a apporté plusieurs modifications favorables à l’autonomie des personnes protégées:
- Suppression de l’autorisation du juge pour le mariage du majeur sous curatelle
- Renforcement du principe de subsidiarité des mesures de protection
- Développement des mesures d’accompagnement moins contraignantes
Ces évolutions législatives, si elles concernent principalement le mariage, témoignent d’une philosophie générale favorable à l’autonomie décisionnelle des personnes protégées dans leur vie affective, ce qui bénéficie indirectement aux majeurs sous curatelle vivant en concubinage.
Les pratiques professionnelles des curateurs évoluent également vers un accompagnement plus respectueux de l’autonomie. Les Mandataires Judiciaires à la Protection des Majeurs (MJPM) sont désormais formés à une approche centrée sur les souhaits et les capacités de la personne, plutôt que sur ses seules limitations.
Cette évolution se traduit par l’élaboration de projets personnalisés qui intègrent la dimension affective et relationnelle. Le Document Individuel de Protection des Majeurs (DIPM), rendu obligatoire par le décret du 31 décembre 2008, permet de formaliser les objectifs de la mesure en tenant compte des aspirations du majeur protégé, y compris son souhait de vivre en couple.
Malgré ces avancées, des défis persistent. L’équilibre entre protection et autonomie reste délicat à trouver dans certaines situations, notamment lorsque le majeur sous curatelle présente des vulnérabilités importantes. La formation des professionnels et la sensibilisation des familles aux droits des personnes protégées demeurent des enjeux majeurs pour garantir le respect effectif de leur liberté de choix.
