Le harcèlement en milieu professionnel constitue une violation grave des droits fondamentaux du salarié. En France, le cadre juridique s’est considérablement renforcé depuis la loi du 17 janvier 2002 qui a introduit dans le Code du travail des dispositions spécifiques contre le harcèlement moral. Selon les statistiques du Défenseur des droits, plus de 30% des actifs déclarent avoir été victimes de comportements hostiles au travail. Face à ce phénomène, la législation impose des obligations précises aux employeurs tout en offrant aux victimes diverses voies de recours, tant sur le plan interne qu’externe. Comprendre ces mécanismes devient indispensable pour protéger sa santé mentale et faire valoir ses droits.
Définition juridique et reconnaissance du harcèlement
Le Code du travail, en son article L1152-1, définit le harcèlement moral comme « des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Le harcèlement sexuel, quant à lui, est encadré par l’article L1153-1 et englobe des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui portent atteinte à la dignité ou créent une situation intimidante, hostile ou offensante.
La jurisprudence a progressivement affiné ces définitions. Ainsi, la Cour de cassation, dans un arrêt du 10 novembre 2009 (n°08-41.497), a précisé que le harcèlement moral peut être caractérisé indépendamment de l’intention de nuire de son auteur. De même, l’arrêt du 6 juin 2019 (n°17-28.745) a établi que des faits espacés dans le temps peuvent constituer un harcèlement dès lors qu’ils s’inscrivent dans une logique persécutrice.
Pour être juridiquement reconnu, le harcèlement doit présenter certaines caractéristiques :
- Une répétition des agissements (un fait isolé ne suffit généralement pas)
- Un impact sur les conditions de travail ou la santé du salarié
- Un lien avec le cadre professionnel, même si les faits peuvent se produire hors des locaux ou des heures de travail
La charge de la preuve bénéficie d’un aménagement favorable aux victimes. L’article L1154-1 du Code du travail établit que le salarié doit présenter des « éléments de fait laissant supposer » l’existence d’un harcèlement, puis il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs de harcèlement. Cette disposition jurisprudentielle, confirmée notamment par l’arrêt de la chambre sociale du 24 septembre 2008 (n°06-46.517), facilite considérablement l’action des victimes.
Les obligations légales de l’employeur face au harcèlement
L’employeur est soumis à une obligation de sécurité envers ses salariés, consacrée par l’article L4121-1 du Code du travail. Cette obligation l’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Concernant spécifiquement le harcèlement, l’article L1152-4 impose à l’employeur de prendre « toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral ».
Cette obligation se décline en trois volets distincts mais complémentaires :
Premièrement, l’employeur doit mettre en place des mesures préventives. Cela implique l’évaluation des risques psychosociaux dans le Document Unique d’Évaluation des Risques (DUER), la formation des managers, la sensibilisation du personnel, et l’élaboration de procédures claires de signalement. Depuis le 1er janvier 2019, les entreprises de plus de 250 salariés doivent désigner un référent harcèlement sexuel (loi n°2018-771 du 5 septembre 2018).
Deuxièmement, face à un signalement, l’employeur a l’obligation d’engager une enquête interne pour établir les faits. Cette obligation a été renforcée par la jurisprudence, notamment l’arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 2011 (n°09-70.902) qui sanctionne l’inertie de l’employeur face à une plainte pour harcèlement. L’enquête doit être impartiale et respecter la confidentialité des informations recueillies.
Troisièmement, l’employeur doit prendre des mesures correctives adaptées si le harcèlement est avéré. Ces mesures peuvent aller du simple rappel à l’ordre jusqu’au licenciement pour faute grave du harceleur. La jurisprudence considère que le maintien du harceleur dans l’environnement de la victime peut constituer un manquement à l’obligation de sécurité (Cass. soc., 7 février 2012, n°10-18.035).
Les procédures internes de signalement et de traitement
Face à une situation de harcèlement, la victime dispose de plusieurs canaux de signalement au sein de l’entreprise. Cette démarche interne constitue généralement la première étape avant toute action judiciaire.
Le signalement peut être adressé à la hiérarchie directe ou, si celle-ci est impliquée, à un niveau supérieur. Dans les entreprises d’au moins 11 salariés, le Comité Social et Économique (CSE) joue un rôle primordial. Ses membres peuvent exercer leur droit d’alerte en cas d’atteinte aux droits des personnes (article L2312-59 du Code du travail) et déclencher une enquête conjointe avec l’employeur.
Depuis 2019, le référent harcèlement constitue un interlocuteur privilégié, tant dans les grandes entreprises que dans chaque CSE. Il est chargé d’orienter, d’informer et d’accompagner les salariés en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes.
Le médecin du travail représente une autre ressource précieuse. Soumis au secret médical, il peut constater l’état de santé altéré du salarié et préconiser des aménagements de poste ou même déclarer le salarié inapte si la situation l’exige. L’arrêt de la Cour de cassation du 3 février 2016 (n°14-18.600) a d’ailleurs reconnu que le harcèlement moral pouvait justifier une déclaration d’inaptitude sans recherche préalable de reclassement.
Les entreprises les plus avancées mettent en place des procédures formalisées de traitement des signalements. Ces procédures doivent garantir la confidentialité, prévoir des délais raisonnables d’instruction et assurer la protection du lanceur d’alerte contre toute mesure de représailles. La loi Sapin II du 9 décembre 2016 a renforcé cette protection en interdisant toute sanction disciplinaire à l’encontre d’un salarié ayant relaté ou témoigné de faits de harcèlement.
Le règlement intérieur de l’entreprise doit mentionner les dispositions relatives à l’interdiction du harcèlement et inclure, si possible, les modalités de signalement. Ce document, obligatoire dans les entreprises d’au moins 50 salariés, constitue un levier juridique pour sanctionner les comportements inappropriés.
Les recours externes et judiciaires pour les victimes
Lorsque les procédures internes s’avèrent inefficaces ou insuffisantes, la victime peut se tourner vers des instances externes. L’Inspection du travail constitue un premier recours. Dotée de pouvoirs d’investigation, elle peut constater les infractions, adresser des mises en demeure à l’employeur et, le cas échéant, transmettre un procès-verbal au Procureur de la République.
Le Défenseur des droits représente une autre voie de recours, particulièrement adaptée lorsque le harcèlement s’accompagne de discrimination. Cette autorité indépendante peut mener des enquêtes, demander des explications à l’employeur et proposer une médiation. En 2020, près de 15% des saisines du Défenseur des droits en matière d’emploi concernaient des situations de harcèlement.
Sur le plan judiciaire, la victime dispose de plusieurs options. La saisine du Conseil de prud’hommes permet d’obtenir réparation du préjudice subi (dommages et intérêts) et, le cas échéant, la résiliation judiciaire du contrat aux torts de l’employeur. Cette procédure est soumise à un délai de prescription de 2 ans à compter du dernier fait de harcèlement (article L1471-1 du Code du travail).
Parallèlement, une plainte pénale peut être déposée. Le harcèlement moral est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende (article 222-33-2 du Code pénal), tandis que le harcèlement sexuel est passible de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, portés à trois ans et 45 000 euros en présence de circonstances aggravantes (article 222-33).
La victime peut également saisir le juge des référés prud’homaux pour faire cesser rapidement une situation manifestement illicite. Cette procédure d’urgence, prévue par l’article R1455-6 du Code du travail, peut aboutir à des mesures conservatoires comme l’éloignement du harceleur ou la suspension d’une procédure de licenciement engagée contre la victime.
En matière de preuve, tous les moyens sont admissibles : témoignages, échanges de courriels, enregistrements de conversations (sous certaines conditions), certificats médicaux, etc. L’arrêt de la Cour de cassation du 23 mai 2017 (n°15-24.713) a même admis la recevabilité d’enregistrements effectués à l’insu de l’auteur des propos lorsqu’ils constituent le seul moyen de prouver le harcèlement.
Au-delà de la procédure : la reconstruction professionnelle et personnelle
La réparation juridique ne constitue qu’un aspect du processus de guérison après un harcèlement. La reconstruction de la victime nécessite une approche globale intégrant dimensions médicale, psychologique et professionnelle.
Sur le plan médical, la reconnaissance du harcèlement comme accident du travail ou maladie professionnelle représente un enjeu majeur. La jurisprudence a évolué favorablement, comme l’illustre l’arrêt de la Cour de cassation du 2 avril 2014 (n°12-29.825) qui reconnaît qu’un syndrome anxio-dépressif consécutif à un harcèlement moral peut être pris en charge au titre des risques professionnels. Cette qualification permet une indemnisation plus avantageuse et exonère la victime du paiement du ticket modérateur.
L’accompagnement psychologique s’avère souvent indispensable. Des structures spécialisées comme l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT) pour le harcèlement sexuel ou l’Association Mots pour Maux au Travail pour le harcèlement moral proposent écoute et soutien. Certaines mutuelles et complémentaires santé incluent désormais des consultations psychologiques dans leurs garanties.
La reprise du travail constitue une étape délicate qui peut nécessiter une visite de pré-reprise avec le médecin du travail. Celui-ci peut préconiser un temps partiel thérapeutique ou un aménagement du poste de travail. Dans certains cas, un changement d’affectation peut s’avérer nécessaire pour éviter tout contact avec le harceleur.
Si le maintien dans l’entreprise s’avère impossible, plusieurs dispositifs facilitent la reconversion professionnelle. La rupture conventionnelle permet une séparation négociée ouvrant droit aux allocations chômage. Le Compte Personnel de Formation (CPF) finance des formations qualifiantes. Le bilan de compétences aide à identifier de nouvelles perspectives professionnelles.
Les associations de victimes jouent un rôle fondamental dans ce processus de reconstruction. Elles offrent un espace de parole, rompent l’isolement et permettent de partager des expériences et des stratégies. Certaines, comme France Victimes, proposent un accompagnement juridique et psychologique gratuit.
La prévention des rechutes passe par l’identification des signaux d’alerte et le développement de compétences d’affirmation de soi. Des formations à la communication non violente et à la gestion du stress peuvent constituer des outils précieux pour retrouver confiance et sérénité dans un nouvel environnement professionnel.
